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02 septembre 2015

Carnet / Le jour des blouses grises

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Quand j’étais encore concerné, la rentrée des classes marquait pour moi le jour le plus noir de l’année, surtout à l’école primaire. À cette époque, au début des années soixante du vingtième siècle, les vacances d’été commençaient le 27 juin et se terminaient le 15 septembre, ce qui en faisait véritablement, selon l’expression consacrée, les grandes vacances.

Le jour de la rentrée, l’odeur des goûters que les élèves transportaient en plus du cartable dans une petite besace de plastique tressée me révulsait plus que de coutume avec son mélange d’effluves de chocolat et d’orange. Cette odeur se répandait dans le couloir obscur qui servait de hall d’entrée à l’école et qui se prolongeait par un vaste escalier donnant accès aux étages et aux salles de classe. Sur le palier du premier étage, une porte ouverte donnait sur le préau et la cour de récréation, celle-ci constituant déjà plus à mes yeux une arène qu’un lieu de détente dans cet univers masculin. Il fallait attendre l’entrée en sixième au collège situé quelques rues plus bas pour retrouver la mixité dont nous étions subitement privés après la maternelle dès l’entrée à l’école primaire. 

J’avais trois rues à traverser pour aller du domicile de mes parents jusqu’à l’école. Le trajet s’égayait deux fois par an avec l’installation de la fête foraine aux abords de l’église. En attendant de scintiller et de tourbillonner, les manèges dormaient sous leurs bâches dans le matin brumeux. En bas des marches d’un étroit passage entre des maisons et des ateliers, le dernier maréchal-ferrant faisait tinter son marteau. À la sortie du passage, l’immeuble de l’école s’élançait dans le ciel gris. Lorsque j'arrivais (assez rarement) en retard, je levais les yeux vers la lourde porte à deux battants fermée et je restais quelques instants immobile pendant que me saisissait l’idée de la fugue en direction de la forêt distante d’à peine quelques centaines de mètres au bout d’une petite route en pente. Je me demandais alors comment j’allais pouvoir manger, boire et dormir une fois les hautes silhouettes des épicéas englouties par l’énorme nuit de l’automne. J’avais souvent entendu parler de la Grande Ourse sans bien comprendre de quoi il s’agissait dans le ciel et j’écoutais en boucle mon disque de Pierre et le loup de Prokofiev, ce qui ne m’encourageait guère dans mes projets de désertion. 

J’entrouvrais donc ce que j’allais appeler des décennies plus tard dans un poème la grande porte de la fugue et je me faufilais dans le hall sombre pour rejoindre les gamins les moins pressés d’obéir à l’ordre de se mettre en rang. J’avais alors vue sur les nuques et les oreilles de tous ces marmots de mon âge, à peu près tous tondus par le même coiffeur auquel nous confiaient nos mères lorsque nos têtes se hérissait d’un excès d’épis et de mèches rebelles. Nous gardions ainsi la posture tant que le silence n’était pas obtenu puis chaque cortège montait pesamment l’escalier pour rejoindre sa salle de classe respective sous l’œil suspicieux des maîtres. 

Le regard le plus noir, jaillissant du visage assombri d’un collier de barbe, appartenait au maître du cours préparatoire, un grand type aux épaules légèrement voûtées qui portait souvent ses vestons anthracite sans enfiler les manches, ce qui lui donnait l’allure évanescente d’un spectre à quatre bras. Cet homme très brun aux sourcils épais et noirs et au teint gris, jeune et taciturne, n’avait jamais besoin d’élever sa voix sourde pour donner des ordres. Ses larges mains recouvertes d’une peau blafarde pouvaient à tout moment s’envoler en direction de notre figure pour y atterrir en un claquement sec. Contrairement à son collègue tonnant du CM1, le maître du CP n’avait pas besoin de théâtraliser ses colères parce qu’il semblait tout entier habité par une colère permanente, froide et silencieuse qui me glaçait le sang. Ses annotations à l’encre rouge dans les marges de nos exercices exprimaient en une impeccable calligraphie l’ironie amère et  le réfrigérant dédain que lui inspiraient nos fautes d’orthographe et nos erreurs de calcul.

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Une fois en classe, nous devions attendre le signal du maître pour nous asseoir, non sans avoir auparavant récité collectivement le Notre Père ou le Je vous salue Marie. J’avais pour ma part une préférence pour cette Marie pleine de grâce dont l’évocation me souriait plus, dans cette poche de tristesse et d’inquiétude qu’était la classe, que l’image intimidante de ce Père énigmatique et si haut dans les Cieux. Mes prières n’en étaient pas moins sincères mais tournées vers de bien prosaïques soucis : Sainte Marie pleine de Grâce, faites que je ne sois pas interrogé au tableau, Notre Père qui êtes aux Cieux, délivrez-moi du calcul mental et faites que je ne sois pas collé jeudi.

Le reste de la matinée coulait alors au rythme du glas qui tombait du clocher tout proche de la bien mal nommée église Saint-Léger. L’après-midi était du même tonneau mais j’avais la chance de rentrer chez moi pour le déjeuner. Je sais gré à mes parents de ne m’avoir jamais imposé une seule fois de manger à la cantine. En voyant vivre les enfants aujourd’hui, j'ai conscience du luxe qui m’a été donné de connaître une enfance sans nounou, sans cantine scolaire et sans étude du soir.

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Il faut dire que mon aversion définitive pour toute forme de vie en collectivité, pour toute activité sportive et pour tout engagement associatif est née dans la cour de récréation où la seule forme de loisir admise (à part une brève partie de billes) était le jeu de ballon obligatoire auquel s’ajoutait la séance d’éducation physique, activités qui m’ont inspiré mépris et dégoût dès mon plus jeune âge.

Lorsque je repense à ces rentrées scolaires déprimantes avec leurs relents de gymnase et leurs instituteurs en blouses grises pointant leurs baguettes du haut de leurs estrades, je mesure à quel point elles ont pu déterminer quelques aspects de mes débuts dans le monde et ma vision de la vie humaine tout en sachant qu’elles m’ont aussi ouvert une autre grande porte de la fugue, non pas celle qui me donnait envie de détaler en direction d’une sombre forêt mais celle, autrement imposante, qui m’indiquait l’étrange chemin vers les horizons du récit.

 

Les Variations symphoniques (extrait)

 

© Éditions Orage-lagune-Express. Droits réservés.

 

11 mai 2014

Carnet / Variations en gris : un instituteur

 

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La vie dans les petites villes de province est un ballet d’ombres furtives.

Cette très grise matinée, j’ai emprunté mon itinéraire habituel, ces petites rues entre l’église et l’école primaire, cette place avec vieux platanes sous lesquels traînait hier mon cartable et sous lesquels flottent aujourd’hui mon imper blanc et mon parapluie noir. Quarante ans séparent ces deux silhouettes traversant une scène de quelques dizaines de mètres carrés, la scène d’un petit théâtre où l’on donne toujours la même pièce. Sorti plus tôt que d’habitude, j’ai dû contourner le porche de l’église où attendait le corbillard.

Dans la classe du cours moyen, le nez sur mes mauvais cahiers de brouillon constellés de pâtés à cause de ces saletés de porte-plume et d’encriers, j’entendais le glas rythmer ces heures ternes sous le regard inquiétant de l’instituteur.

Depuis quelques jours, je ne cesse de croiser le chemin de cet homme massif aujourd’hui un peu voûté et le cheveu à peine plus rare. Toujours les mêmes grosses lunettes rectangulaires et ce même regard qui semble dire exactement comme il y a quarante ans : « on n’est pas sur Terre pour s’amuser ». À la fin de mon adolescence, époque à laquelle j’ai dû l’apercevoir une fois en ville, j’ai fait un détour de plusieurs centaines de mètres pour l’éviter. Précaution inutile puisqu’il ne m’aurait sans doute pas plus reconnu qu’aujourd’hui. Avec lui, même les cours de dessin tournaient à la corvée. Je me souviens que lors d’une séance de dessin libre, il avait averti que quiconque n’aurait pas fini son dessin dans le temps imparti serait puni. J’avais dessiné un château fort et je me croyais tranquille mais ce grand pédagogue avait estimé que mon dessin n’était pas fini car je n’avais pas colorié les murs du château. J’ai donc été puni. 

Cet instituteur est resté plus qu’un autre dans mon (mauvais) souvenir car il avait mis au point un système particulier de notation. Il s’agissait de ce qu’il appelait lui-même des « fiches de paie » , des fiches cartonnées oblongues de couleur grise distribuées chaque fin de semaine dans une grande tension. Elles comportaient trois rubriques respectivement intitulées « travail » , « écriture » , « conduite » (nous dirions aujourd’hui « comportement »), chacune étant destinée à recevoir une mention très bien, bien, moyen, mal, très mal. Toute fiche de paie ne réunissant pas le nombre voulu de moyen, bien ou très bien, nombre établi selon des critères qui m’échappent toujours, envoyait automatiquement son destinataire en colle le jeudi. Médiocre en travail et écriture (écriture désignant non pas la qualité de l’expression écrite mais simplement la capacité à former les lettres !), j’échappais en général à la retenue du jeudi grâce à la rubrique « conduite » griffée de la mention très bien que m’assurait à coup sûr la crainte dans laquelle je vivais ces heures de classe au son du glas.

C’est que le bonhomme piquait de terribles colères, notamment les jours de dictée, l’un des rares exercices auquel je prenais parfois plaisir dans d’autres classes que la sienne. Une faute, une tache d’encre, un murmure suffisaient à déclencher les grondements et les coups de tonnerre de cette voix sourde. Sur l’estrade, le dos de sa blouse en nylon formait un rectangle gris qui se superposait en une figure abstraite au triptyque du tableau noir. De temps à autres, de petits projectiles de papier plié jusqu’à obtenir la densité adaptée frappaient le dos de cette blouse grise en faisant plac plac. Ceux qui les projetaient au moyen d’un élastique étaient considérés comme les durs d’entre les durs mais leurs exploits individuels déclenchaient presque toujours une punition collective.

De fait, cet instituteur typique de ceux qui sévissaient dans les écoles de garçon dites libres dans les années soixante du vingtième siècle nous préparait à notre avenir de petit soldat avec ses punitions collectives en avant-goût du service militaire et à notre avenir de valet ou de capitaine d’industrie avec ses fiches de paie en carton. Le service militaire a heureusement été supprimé (de toute façon, je me suis quant à moi débrouillé pour être réformé) , quant à l’industrie, elle est dans l’état que nous connaissons aujourd’hui.

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Note : ce texte date de 2006, il faut donc rajouter quelques années au nombre de celles qui figurent dans cette version.

Photos : - en classe, la vie en gris

- blouse grise autrefois portée par les instituteurs. Dans les années soixante du vingtième siècle, ces blouses n'étaient plus en mauvais drap comme sur la photo mais en nylon.

© Éditions Orage-Lagune-Express, 2014

18 février 2014

Carnet / De l’ennui, de la fatigue, des micro-sommeils, des informations et du tord-boyaux

Ce soir j’ai envie de parler de l’ennui et de la fatigue mais comme je sais que cela va faire fuir tout le monde, j’illustre avec une photo de mon feu en me disant que peut-être, les gens liront tout le texte dans l’espoir de comprendre ce que le feu vient faire là-dedans.

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Le mot ennui ne correspond plus pour moi à aucune réalité depuis que je me suis mis à écrire, vers l’âge de quatorze ans. En revanche, la fatigue m’est une vieille compagne. Je l’ai toujours ressentie, dès l’enfance. Je me souviens avoir été un enfant fatigué, exactement de la même manière que dans ma vie d’adulte. Avant mes débuts dans l’écriture, durant mon enfance, la fatigue naissait parfois de l’ennui car, jusqu’à ce que des personnages de fiction fassent irruption dans mes rêves éveillés, je m’ennuyais énormément. Le jour où je décidai d’écrire leurs histoires, l’ennui disparut mais pas la fatigue. Bien sûr, j’avais les mêmes pics et bouffées d’énergie que les autres enfants mais ces vagues d’élan vital refluaient vite pour laisser derrière elles de longues plages de fatigue. Je peux dire aujourd’hui qu’il s’agissait de la même fatigue que celle des adultes, accablante et souvent mêlée de dégoût de moi-même, des autres et du monde. Je suis persuadé qu’écrire m’a sauvé de la dépression enfantine et d’une crise d’adolescence trop violente.

S’il fut un lieu où l’ennui et la fatigue me visitaient en se tenant par la main comme frères et sœurs, ce fut bien l’école, notamment l’école primaire où il m’arriva plusieurs fois de m’endormir sur mon pupitre. Longtemps après, parachuté dans le monde du travail, la fatigue revint m’accompagner seule dans tous mes emplois car il est hélas impossible de s’ennuyer lorsqu’on est contraint d’exercer un métier alimentaire tout en essayant de continuer à écrire. C’est la double vie de l’écrivain sans rente ou sans fortune, l’épuisant combat de la non-vie au travail contre la vraie vie dans l’écriture.

Durant mes dernières années de salariat dans la presse quotidienne régionale, ma fatigue se manifesta à plusieurs reprises d’une manière à la fois gênante et comique. Complètement saturé et écœuré par les radotages de la vie locale que je passais mes journées à recueillir et à régurgiter dans ces pages si utiles aux épluchures et aux litières d’animaux de compagnie, j’avais fini par me doter d’un petit magnétophone Sony que je déclenchais en présence de mes interlocuteurs. Pendant l’enregistrement, je hochais la tête de temps en temps, tel le chien basculant en plastique sur la lunette arrière de l’auto, pour leur faire croire que je les écoutais. Il ne restait plus qu’à retranscrire en vitesse ces sottises en un papier dont seule la titraille serait lue de toute façon.

Le système fonctionna à peu près correctement jusqu’au jour où, attablé au bar devant je ne sais quel politique ou président de je ne sais quoi (la France est infestée de présidents) mon bras ne soutint plus ma tête qui fléchit mollement au-dessus de ma tasse de café. Je venais de m’endormir pour de bon pendant quelques secondes. J’ai d’ailleurs utilisé cet épisode dans mon livre Le Grand variable. J’en touchais quand même deux mots à mon médecin de l’époque à qui je demandai si je ne souffrais pas de narcolepsie, cataplexie ou autre brimborion de ce genre. Réputée pour la sûreté de son diagnostic, elle me rassura sur ma bonne santé en me précisant toutefois que je souffrais surtout d’une overdose de fâcheux, ce qui ne me rassura qu’à moitié car si je faisais un micro-sommeil chaque fois que je rencontrais un fâcheux, notamment dans le monde du travail, je risquais de devenir le frère jumeau de la belle au bois dormant.

Depuis pas mal d’années maintenant, les circonstances de la vie et l’inusable soutien de ma famille m’ont permis de me tenir à distance des fâcheux et de nombreuses autres choses dans un joli coin de campagne et lorsqu’il m’arrive encore de succomber à un micro-sommeil, c’est que j’ai oublié de couper le son de France-musique à l’heure des « informations » ou que, au coin du feu, je me suis exceptionnellement risqué à un petit tord-boyaux. (*)

(*) On apporta bientôt de l’eau-de-vie de sorbe qui, d’après Nozdirov, rappelait la prune à s’y méprendre, mais qui, au profond étonnement des invités, se révéla un atroce tord-boyaux. — (Nicolas Gogol, Les Âmes mortes, 1842, traduction d'Henri Mongault, 1949)